BLACK MOUTAIN COLLEGE

realitysandwich

une pierre / une pierre / une pierre

je lève / une pierre / une pierre

je lève / une pierre / et je / pense

Robert Lax

 

 

 

1/ ENTRÉE EN MATIÈRE

 

Une montagne me fait cet effet : elle semble avoir toujours été là où elle se trouve et son relief ne peut pas avoir eu une autre forme que celle-ci. Je ne la perçois que comme un massif évident et définitif, dont je confirme l’existence par ascension et contemplation. Ce faisant, j’occulte la formation du pli et la réalité qui veut que le pliage est en cours au moment où je marche dessus, si je le regarde et quand j’en parle. La question que je me pose est, que vient faire mon savoir – même rudimentaire – dans mon expérience de la montagne ? Et comment la montagne détourne mon savoir en me faisant marcher ? Dit encore autrement, comment concilier dans une même expérience, savoir que je vois et connaître ce que je vois ?

 

CE QUE VOUS FAITES AVEC CE QUE VOUS SAVEZ, C’EST LA CHOSE IMPORTANTE. SAVOIR N’EST PAS SUFFISANT[1].

 

Je choisis d’inscrire les mots de John Andrew Rice au fronton de ce texte comme une invitation à voir dans l’histoire du Black Moutain College (BMC) que je m’apprête à raconter, des possibilités d’action pour notre présent d’étudiant, d’enseignant, de chercheur et d’artiste. Maintenant qu’un semblant de maison vient d’être posé sur la montagne, nous pouvons parler du lieu.

 

Le genius loci a certainement façonné le BMC en imprimant dans l’expérience de l’école même, des rythmes et des modes d’existence répondant à des nécessités domestiques ou météorologiques, plus souvent qu’à la transmission générationnelle d’une érudition et d’un patrimoine culturel donné. Le collège a synthonisé son cours sur celui du lieu dans lequel il s’est établit. Son installation dans une région rurale et conservatrice de la Caroline du Nord, peut même passer pour une expression géographique de son projet pédagogique. Installer une communauté à l’écart des centres urbains, intellectuels et culturels dominants. Donner à cette communauté la fonction de collège et lui attribuer une échelle adaptée à l’expérience. Tirer parti du milieu d’implantation pour développer une autonomie et constituer un expérience à petite échelle qui tienne lieu de modèle pédagogique et de critique sociale.

 

Le BMC a ouvert en 1933 près de Asheville en Caroline du Nord. John Andrew Rice qui vient d’être licencié de l’université de Floride dans laquelle il enseignait, voit dans les 650 hectares de terrain d’une propriété de Blue Ridge, la possibilité de monter une école autogérée par ses enseignants et ses étudiants. Beaucoup de forêt, un lac, une piscine et une grande bâtisse de style colonial composent le domaine du BMC. Sans plan déterminé, mais avec l’appui d’un ancien collègue qui paie deux ans de loyer d’avance avec sa fortune personnelle, Rice entreprend de donner forme à l’école qu’il imagine. Ne se réclamant d’aucune doctrine précise mais fortement influencé par la pensée de John Dewey sur l’éducation, Rice cherche à renouveler les méthodes d’enseignement en plaçant l’art au centre d’une nouvelle pédagogie. Il affirmera a posteriori que la viabilité de l’entreprise a surtout reposé sur « la mise en œuvre d’initiatives plurielles et un esprit d’improvisation. » En effet, si la théorie de l’éducation par l’expérience de Dewey est présente dans l’impulsion primitive du BMC, le collège n’en a jamais constitué une stricte application[2]. Mais au début des années 1930, les travaux de John Dewey font l’objet d’une grande attention, par les milieux artistiques et éducatifs qui la traduisent en « programme d’action», à l’instar du BMC.

 

2/ TOUTE EXPÉRIENCE EST PROPULSIVE

 

La théorie de l’éducation de John Dewey fournit au BMC les bases théoriques qui vont orienter son programme, et notamment l’idée selon laquelle l’éducation doit mettre en œuvre de manière explicite les principes démocratiques. Pour ce faire, la pédagogie doit favoriser l’initiative et la coopération plutôt que la soumission à un savoir et une attitude individualiste. Et l’école doit être organisée et régulée collectivement par la méthode du consensus. Selon John Dewey, l’éducation traditionnelle, parce qu’elle exclut les individus de la constitution de leur connaissance, va à l’encontre de l’esprit de la démocratie. Dès lors, le but principal de l’éducation est de rétablir la capacité de chacun à agir de manière consciente en lui donnant les moyens de participer au processus d’apprentissage. Les changements de cette pédagogie nouvelle portent sur la manière de transmettre les savoirs, la séparation des disciplines, le rapport entre enseignant et étudiant, et le but que l’éducation doit atteindre. Pour conduire cette réforme éducative John Dewey forge l’idée d’une « éducation par l’expérience » et au BMC, cette idée va être cultivée, éprouvée, et remise chaque jour sur le métier.

 

Description schématique de l’expérience

  1. Dans un état d’attention flottante, on attend de voir ce qui arrive.
  2. Une chose est perçue qui nous affecte et nous pousse à agir.
  3. On observe les résultats de l’action afin d’adapter nos moyens
  4. en fonction de ce qu’on veut (Eviter les résultats de ce genre ? Ou propager ce type de conséquences ?).
  5. Dans le but d’aménager les conditions pour accueillir l’imprévisible, on regarde de près nos perceptions (De quelle nature sont-elles ? Quelles sont les conditions de leur apparition ?)
  6. On s’ajuste à notre environnement en travaillant les règles : on en pose et on en détourne.

 

Les principes pédagogiques expérimentés au collège s’efforcent d’abolir toutes les formes de hiérarchies et de séparations qui existent entre les personnes, les disciplines et les activités. La transmission y est envisagée comme un phénomène dynamique dont les orientations ne sont pas réglées d’avance. Au contact de l’environnement scolaire et par le biais des expériences, un enseignant apprend à enseigner, et un élève apprend à apprendre. Les expériences organisent, en le complexifiant, le réseau de relations que constitue l’environnement scolaire. Le tissage peut éclairer de manière subtile la géométrie. Le potager est aussi fréquenté que la salle de classe. Et le bûcheronnage demande des qualités d’attention et d’observation utiles aux écrivains comme aux céramistes. Il n’est plus question de faire assimiler une somme de connaissances ni de transmettre un patrimoine culturel, mais de favoriser la croissance individuelle et la puissance d’agir de chacun.

 

Cependant, la philosophie de Dewey ne prétend pas que toute expérience est en elle-même éducative. Elle insiste au contraire sur la qualité de celle-ci, et sur la manière dont l’expérience présente s’articule à la suivante dans un continuum fécond. La difficulté que pose une telle pédagogie réside dans le caractère imprévisible et variable des résultats. Car si la qualité d’une expérience est facile à juger sous ses aspects immédiats (agréable/désagréable), elle l’est moins quand il s’agit de déterminer ses effets sur les expériences ultérieures. Alors quelles peuvent être les méthodes d’une pédagogie incapable de prévoir les résultats et les effets qu’elle entraîne ? Comment évaluer sa portée et juger des progrès? Les notions de succès et d’échec ont-elles un sens dans une éducation par l’expérience ? Le but de cette éducation nouvelle est-il encore de donner à l’élève une préparation pour l’avenir, et laquelle? A quoi ressemble le plan et le programme pédagogique d’une éducation qui se réactualise dans chaque expérience et expérimentateur ? Enfin, comment construire une pédagogie dans un continuum d’expériences qui est le théâtre d’apprentissages si hétérogènes ?

 

On pourrait penser, dit Dewey, qu’il s’agit simplement d’improviser, de laisser faire l’enchaînement naturel des expériences qu’on nomme « routine ». Toute la difficulté est au contraire de faire de l’expérience le moyen et le but même de la pédagogie: une éducation « de l’expérience, par l’expérience, pour l’expérience ». Cela demande en premier lieu de comprendre précisément ce qu’est une expérience. Et de garder à l’esprit qu’une telle pédagogie se développe par « exercices » ou par « projets » plutôt que par « leçons », dès lors que l’impulsion et le désir sont transformés par l’expérience consciente.

 

[…] impulsion et désir produisent des conséquences non par eux-mêmes, mais par leur interaction et leur coopération avec les conditions environnantes. L’impulsion pour une action aussi simple que la marche ne peut s’exécuter sans être en conjonction active avec le sol. D’ordinaire nous n’y prenons pas garde, mais dès que le sol devient raboteux, il faut observer attentivement les accidents du terrain, comme, par exemple, en gravissant une montagne rude et escarpée toute dénuée de pistes.[3]

 

Faire une expérience c’est donc établir une connexion entre le fait de percevoir quelque chose et le fait de se lancer consécutivement dans une action. La pente est abrupte, le sol est rocailleux et on porte des tennis. On replie donc ses chaussettes sur la cheville pour amortir les torsions et les chocs éventuels. On en profite pour resserrer ses lacets, on adapte sa vitesse et on regarde où on met les pieds. Il s’agit d’un processus conscient par lequel les actions sont orientées et canalisées en fonction des perceptions.

 

Joëlle Zask explique que « l’expérience se développe dans l’écart qu’introduit une discontinuité ponctuelle entre des moyens et des fins, entre un état réceptif et une action, entre un stimulus et une réponse. [4]» Cela implique de chercher un point d’équilibre entre la perception et l’action, et à ajuster l’activité résultante au contexte dans lequel elle s’implante. Répartir le poids du corps vers l’avant ou vers l’arrière, se stabiliser avec la pointe du pied ou le talon, en fonction de la direction ascendante ou descendante de la pente, qu’il nous faut bien descendre ou monter, maintenant qu’on marche. Pour être complète, l’expérience mobilise des capacités d’attention, d’observation, d’improvisation, d’action et d’ajustement. Ces capacités sont mises en œuvre dans un continuum des expériences où l’imprévisible constitue une « opportunité de croissance » plutôt qu’une embûche.

 

Des situations différentes se succèdent, mais, conformément au principe de la continuité, quelque chose de la première est transféré dans la seconde. Quand un sujet passe d’une situation à une autre, son univers, ou, comme on dit, son environnement, s’élargit ou se contracte. On ne peut pas prétendre que le sujet se découvre soudain dans un autre monde, mais du moins dans quelque partie ou quelque aspect différent du monde où il a toujours vécu. Ce qu’il avait acquis de savoir et d’habileté, dans la situation précédente, devient instrument de compréhension et d’action pour la nouvelle situation. Le processus doit se prolonger aussi longtemps que le désir d’apprendre et que la vie qui l’anime. Autrement, le cours de l’expérience est perturbé, puisque le facteur individuel qui participe au premier chef à l’expérience n’y est plus. [5]

 

Tant que je ne me décourage pas et que le désir de marcher reste intact, je suis en mesure de prendre tel rocher pour un banc, tel autre pour une prise avec laquelle me hisser, tel autre encore comme un auvent pour m’abriter de l’orage qui arrive. Si je perds le goût pour cette marche, je peux me laisser rouler le long de la pente indifférente aux pierres qui m’arrêtent et aux nuages qui grossissent. Même si le mouvement ne me quitte pas, je peux continuer d’avancer sans voir le faucon qui indique l’est, la goutte qui prévoit l’orage, la petite bête qui signale un tapis de fraises des bois, la pierre contre laquelle je vais cogner les orteils de mon pied gauche, la même qui va trouer le tissu léger de ma tennis. Un trou n’a jamais empêché une chaussure de recouvrir et protéger un pied. Il ne fait qu’enrichir mon expérience de la marche.

Pour se représenter en quoi consiste une expérience, John Dewey propose d’imaginer une pierre qui dévale une colline.

 

L’activité est indéniablement suffisamment « pratique ». La pierre part d’un endroit précis et suit une trajectoire, aussi régulière que le lui permet le terrain, à destination d’un endroit et d’un état où elle sera au repos. En outre, postulons, par un effort d’imagination, qu’elle désire ardemment connaître le résultat final, qu’elle s’intéresse aux choses qu’elle rencontre en chemin (paramètres qui accélèrent et retardent son mouvement dans la mesure où ils ont un impact sur la fin), que ses actions ou ses sentiments par rapport à ces éléments varient selon la fonction d’opposant ou d’adjuvant qu’elle leur attribue, et que l’immobilisation finale est reliée à tout ce qui s’est produit auparavant et apparaît comme le point culminant d’un mouvement continu. Alors la pierre vivrait une expérience, et qui plus est, une expérience douée d’une qualité esthétique[6].

 

Quelle est l’expérience esthétique d’une pierre qui roule ? Cela dépend de l’effort d’imagination, de son désir ardent de connaître la fin, de son intérêt pour ce qui se passe en route. Ce sont là, les ingrédients spéciaux de l’autonomie d’apprentissage. Un feu personnel (effort, désir, intérêt, impulsion) qui nous conduit à tirer de ce qu’on vient d’apprendre les possibilités d’un nouvel apprentissage. Et selon John Dewey, le plaisir au noyau de ce processus, atteint sa pleine puissance dans l’expérience esthétique. Parce qu’il est une forme « raffinée et plus intense » de l’expérience, l’art doit être placé au centre de l’éducation et faire office de catalyseur. Ainsi Joëlle Zask explique qu’au BMC « on n’enseigne pas l’art et autre chose, on enseigne toute chose comme on enseigne l’art. [7]»

 

 

3/ UNE VASTE ZONE DE DIALOGUE

 

Au cours des vingt-quatre ans d’existence du BMC, la notion d’expérience va faire l’objet d’appropriations distinctes. Dans la première décennie du collège, l’esprit du pragmatisme américain rencontre les méthodes pédagogiques du Bauhaus, par le biais de professeurs issus de l’immigration européenne. Jusqu’en 1949, le BMC est dirigé par le peintre allemand Joseph Albers qui met en pratique, au sein d’un enseignement général et décloisonné, des principes pédagogiques cherchant, par l’expérience des matériaux, à affiner les sens et à « ouvrir les yeux » des étudiants. A ses côtés, l’artiste textile Anni Albers contibue à cet enseignement « élémentaire », inscrit dans un contexte scolaire qui articule horizontalement des expériences pratiques, artistiques et théoriques. L’absence de séparation entre les disciplines et les activités, parce qu’elle redonne du sens en abolissant des distinctions souvent artificielles, cherche aussi à atteindre une intensité de l’expérience (plaisir, curiosité) qui contribue à forger le désir et la capacité d’apprendre. L’étudiant doit découvrir ses aptitudes propres comme les possibilités de dépassement de soi. Chaque étudiant est responsable de son cursus, et toutes les combinaisons étant possibles, les cursus sont très variés.

 

On les imagine, en exagérant à peine:

tissage – chimie – russe – typographie – danse – (baignade)

littérature – poterie – physique nucléaire – botanique – (fête)

bûcheronnage – design – théâtre – économie – (amour)

reliure – architecture – sociologie – pâtisserie – (jeu)

 

L’esprit du Bauhaus porté par le couple Albers au BMC, coïncide avec la conception pragmatique de l’expérience, en portant l’attention sur l’interaction et l’adaptation de différentes entités matérielles dans une structure donnée. Il s’agit de développer l’attention sensorielle à travers des expérimentations, qui constituent autant d’exercices.

 

Albers avait un intérêt particulier pour le papier et conviait ses étudiants à explorer le potentiel structurel d’une simple feuille en la détournant de sa fonction ordinaire ; pour montrer par exemple, en quoi un matériau souple et malléable peut être rendu rigide par l’action du pliage. [8]

 

L’enjeu n’était pas la réalisation d’une œuvre, mais la conception d’objets didactiques qui avaient pour finalité le développement d’une « conscience sensorielle », entendue comme un « matériau créatif ». Cet affûtage de l’attention au centre de la pédagogie de Albers constitue un point de rencontre important avec la théorie de Dewey, l’expérience possédant un but précis et limité au développement d’aptitudes et compétences nouvelles. L’art est ici un moyen de l’expérience mais l’expérience n’est pas pour autant « art ».

 

L’action intelligente, déterminée et orientée vers une fin (purposeful), est un moyen de rendre [l’interaction avec notre environnement] signifiante. Dans ce contexte, les objets acquièrent un sens et l’on prend conscience de son propre pouvoir, dans la mesure où un contrôle intelligent de l’environnement permet d’orienter et de consolider nos facultés. L’action déterminée est donc le but de tout ce qui relève, en propre, de l’éducation.[9]

 

Si l’expérience et l’art restent au centre de l’éducation au BMC, les fins poursuivies ne seront pas toujours les mêmes. A partir de la fin des années 1940, des conflits internes, des problèmes financiers, une baisse du nombre d’étudiants et une ambiance générale délétère, provoquent le départ d’une grande partie des enseignants, parmi lesquels le couple Albers, et avec eux l’esprit du Bauhaus. Le poète Charles Olson donne au collège une nouvelle orientation, en augmentant la présence des arts et en formant une nouvelle équipe pédagogique, pour l’essentiel des artistes américains composant la nouvelle avant-garde artistique de l’époque. Embrassant le fiasco du collège (c’est un gouffre financier, on se dispute beaucoup et le contexte politique ne rend pas les choses plus faciles), Charles Olson transforme le BMC en centre d’expérimentation et de production artistique, en même temps qu’il redonne une nouvelle impulsion au lieu dans sa fonction éducative.

 

La relation entre art et éducation va en quelque sorte aggraver son mélange pour faire place à une continuité des pratiques. Enseignant emblématique de cette deuxième période, John Cage qui intervient au collège depuis la session d’été de 1948, cultive la même attention à l’environnement et au processus que les membres du Bauhaus, et se reconnaît dans la relation pratique théorisée par Dewey entre action, perception et compréhension. Cependant pour John Cage, l’expérience ne constitue pas un entraînement mais une vaste zone de dialogue partagée entre art et éducation. Cette méditation sur la vaisselle permet de comprendre le type de continuité qu’il envisage entre la musique et la vie, comme entre la pratique de l’art et l’enseignement :

 

Si vous vous concentriez sur la vaisselle comme une expérience artistique, vous mèneriez à bien votre tâche en vous réjouissant des textures, des expériences tactiles et du crépitement de la mousse. Il vous suffit de vous pencher pour écouter […] la vapeur, la mousse et l’eau, l’entrechoquement mystérieux des objets. En la considérant sous ce jour, cette activité devient une expérience esthétique fort stimulante. C’est une bien plus belle manière de vivre sa vie. Composez avec le même sérieux que lorsque vous faites la vaisselle, et lorsque vous faites la vaisselle […], composez de la musique.[10]

 

 

4/ TYPES DE PROPULSION

Le BMC a expérimenté dans son histoire deux types de propulsions différents, qui sont l’exercice et le projet. Sylvie Defraoui offre une réponse intéressante à la question de savoir ce qui distingue ou oppose ces deux notions.

Un exercice à souvent à voir avec la répétition. Il est imposé dans les écoles, mais, pour apprendre une langue ou une technique, on se l’impose. Le projet doit être formulé, même si ce n’est qu’une partie incomplète d’un ensemble qui pourra d’étape en étape se développer selon sa propre logique. Un projet est toujours en devenir, on n’est pas tout à fait certain de son aboutissement. Il peut être mené à bien seul ou à plusieurs.[11]

 

Avec ses élèves, Defraoui parle de « projet » plutôt que d’inspiration, nuance qui concerne directement les raisons qui nous poussent à utiliser une technique ou une autre. A ce sujet, elle fait cette proposition tout à fait dans l’esprit du BMC : « On apprend les techniques parce qu’on en a besoin. Il faut les exercer, mais, pour cela, il faut une bonne raison. » Il semble y avoir moins de projection dans un exercice, que de raisons de s’exercer dans un projet. D’un côté on cherche à affûter une sensibilité, de l’autre, à mettre cette sensibilité en action. C’est là que se creuse un écart entre deux conceptions pédagogiques pourtant contiguës. L’indétérmination semble plus grande dans le projet, le temps plus long, la question de la réussite, ou seulement d’un aboutissement, plus problématique. Si on peut faire de la musique comme on fait la vaisselle, alors on peut enseigner comme on fait de la musique, et apprendre comme on fait de l’art.

 

Le rôle du compositeur a changé. De même, l’enseignement ne se rapporte plus à la transmission d’un ensemble d’informations pratiques, mais à la conversation, seul, ensemble, dans un lieu approprié ou non, avec des personnes concernées ou qui n’ont aucune idée de ce qui se dit. Nous parlons en évoluant d’une idée à l’autre comme si nous étions des chasseurs.[12]

 

Les frontières ne semblent pas être un problème pour John Cage. Il ignore, pour mieux la neutraliser, la séparation qui existe entre vie ordinaire et musique, art et enseignement, professeur et élève. En tant que tactique pédagogique, son attitude établit un climat de travail qui donne à toute circonstance la possibilité de jouer un rôle dans l’apprentissage. « L’éducation [dit John Cage] devrait devenir un domaine dans lequel il n’est pas certain soit que l’on va devenir éduqué, soit que l’on n’a pas déjà été éduqué avant de se soumettre à l’expérience de se faire éduquer.[13] » Il semble considérer l’école comme un « cadre » dans lequel la parole et l’action constituent les « forces propulsives de l’expérience » qui se matérialisent sous forme de projets, de jeux et de dialogues. Ne sont exclues de cette équation, ni le hasard ni l’échec. Au contraire, chaque erreur, difficulté, embûche fait partie du processus. A ce titre elles méritent notre attention, non seulement pour en tirer la substance de l’expérience à suivre, mais pour en garantir la justesse et la valeur. Pour cette raison, l’histoire du BMC peut sous certains aspects, passer pour une utopie qui ne cesse de tourner à la catastrophe, tant les difficultés ont été nombreuses et les résultats difficiles à évaluer. Mais sa dimension de fiasco s’avère aussi une force de propulsion incomparable, qu’incarne à merveille la présence de John Cage au BMC.

 

Le Williams Mix est un exemple remarquable d’une méthode pédagogique et artistique qui s’appuie entièrement sur l’expérience pratique, et utilise sa déconfiture pour rebondir. En effet, lors de la session d’été 1952, John Cage propose aux étudiants de découper avec lui de la bande magnétique afin de réaliser sa pièce, comme une manière d’échanger sur la musique. Les étudiants refusent la proposition pédagogique, ce qui contraint Cage à ruser et à faire des repas pris en commun, et des parties de strip pocker, les propulseurs de son enseignement cet été-là. Brouillant les lignes entre un cours et un oeuvre, estompant les différences entre un jeu et une leçon, John Cage place son enseignement sous le régime de l’indiscernable, parce qu’insinué, comme son art, dans le cours des choses. Misant sur le dialogue et le projet comme principaux dispositifs pédagogiques, il aménage en coopération avec les étudiants du BMC, un protocole d’expérience ouvert modulé par leurs interactions, l’enchaînement des situations et les effets du hasard.

 

Filliou : Il faut donc non seulement un dialogue, mais aussi un échange permanent.

 

Cage : En fait, je pense qu’il suffira de tendre une toile vierge sur laquelle cette éducation pourra être peinte. Nous n’avons besoin de rien d’autre que d’un laps de temps vide pendant lequel cette musique pourrait être jouée, si l’éducation était de la musique. Et quand nous avons une toile vierge et un laps de temps vide, nous savons que, dans le domaine des arts, il n’est pas nécessaire d’en faire quoi que ce soit pour aboutir à l’expérience esthétique : ils sont déjà cette expérience. A propos de l’expérience éducative, de l’expérience d’apprentissage, on pourrait donc dire qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre consciemment pour apprendre quelque chose.[14]

 

 

Notes

[1] Propos de John Rice cités par Eric Giraud, « Des faits du BMC : lieux, contextes, et administration du Black Moutain College », dans Black Moutain College : art, démocratie, utopie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Marseille, CIPM, 2014, p. 55.

[2] John Dewey rend plusieurs visite au BMC et fait partie d’un comité consultatif au pouvoir symbolique composé de personnalités comme Walter Gropius, Carl Gustav Jung ou Albert Einstein, qui a pour but de donner de la crédibilité au collège dans le cadre de la recherche de fonds.

[3] John Dewey, Démocratie et Education suivi de Expérience et éducation, Paris, Armand Colin, 2011, p. 498.

[4] Joëlle Zask, « Le courage de l’expérience », dans Black Moutain College : art, démocratie, utopie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Marseille, CIPM, 2014, p. 20.

[5] John Dewey, L’Art comme expérience, Paris, Gallimard, coll. « Folio essai », 2010[1934], empl. 479-480 [édition numérique].

[6] John Dewey, ibid, empl. 1070 [édition numérique].

[7] Joëlle Zask, op. cit., p. 18.

[8] Jeffrey Saletnik, « John Cage, le fonctionnalisme et la pédagogie du Bauhaus », dans Transmettre l’art : figures et méthodes : quelle histoire ?, Dijon, Presses du réel, coll. « Figures », 2013, p.56.

[9] Propos de John Dewey cités par Jeffrey Saletnik, ibid, p.59.

[10] Propos de John Cage cité par Jeffrey Saletnik, ibid, p.57.

[11] Sylvie Defraoui, entretien avec Christophe Kihm, « Formuler un désir, construire un projet », dans Transmettre l’art : figures et méthodes : quelle histoire ?, Dijon, Presses du réel, coll. « Figures », 2013, p. 337.

[12] Mary Harris, « John Cage, A year from Monday, 1967 », The arts at Black Moutain College, Cambridge, The MIT Press, 1987, p. 167. (traduction de CD)

[13] Robert Filliou, Enseigner et apprendre, arts vivants, Paris, Archives Lebeer Hossmann, 1998, p. 117.

[14] Robert Filliou, ibid, p. 120.

 

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