SOUSTRACTION

Fabienne Radi

Où l’on parle des  peintures d’Arnaud Sancosme, de la taille des livres de Lydia Davis, de la paternité de la formule « Less is more » et d’autres choses encore

 

L’écrivaine américaine Lydia Davis a confié un jour dans une interview qu’elle écrivait très lentement de tout petits livres, ce qui faisait le désespoir de son éditeur.  Il me faut beaucoup de temps pour enlever tout ce qu’il y a en trop, expliquait-elle au journaliste avec une fausse ingénuité et un véritable aplomb.

Quel rapport avec le jeune artiste suisse Arnaud Sancosme dont j’aimerais vous parler ici ? Aucun a priori, si ce n’est que Lydia Davis (71 ans) et Arnaud Sancosme (23 ans) semblent avoir adopté, chacun dans leur moyen d’expression favori – l’écriture pour l’une, la peinture pour l’autre – la fameuse devise Less is more. Une phrase-culte qui, avant de devenir un gimmick publicitaire pour un déodorant ou une marque de voiture, a été prononcée pour la première fois en 1947 – dit la légende – par l’architecte allemand Mies Van der Rohe. Parfois on attribue aussi cette formule au designer-inventeur-bricoleur Richard Buckminster Fuller, mais dans une version revisitée :  More with less.

Moins c’est plus. Plus avec moins.

Bon d’accord. Et alors ?

Et alors il faut avoir vu des tableaux de Arnaud Sancosme pour que cette fameuse phrase reprenne soudain du poil de la bête – ou en tous cas du pinceau fait avec les poils de la bête.

 

En attendant O, 80 x 200 cm, 2018, acrylique sur toile,

 

Prenons par exemple En attendant O. Que voit-on ? Trois shaped canvas aux angles arrondis, placés sur une ligne montante invisible pour dessiner une perspective. Blanc, rouge, jaune. En aplat. On comprend assez vite qu’il s’agit de sièges baquets en plastique moulé, ceux dont le design moderniste a été popularisé par Charles et Ray Eames dans les années 50. Ce genre de sièges que l’on trouve dans les salles d’attente des gares suisses ou des aéroports américains. Ceux sur lesquels on s’assied sans y faire attention tant ils font partie du mobilier urbain d’une époque.

Dans En attendant O l’artiste a évacué les pieds des sièges et la structure métallique qui les relie habituellement entre eux par rangée de trois ou quatre (et au passage dissuade les éventuels voleurs férus de design). Mais la propulsion mentale dans une salle d’attente n’en est pas moins immédiate pour le spectateur. Pendant que le cerveau fait son boulot d’ajustement des pièces manquantes, l’œil jouit de l’épurement des formes et de l’éclat des couleurs. C’est simple, efficace.

 

 

Les départs, 2017, acrylique sur toile, 160 x 114 cm

 

Les départs apparaît comme une sorte de déclinaison de En attendant O. Il s’agit d’un tableau à fond bleu ciel reprenant les trois sièges, mais en les reléguant au second plan, tandis qu’une forme noire et biscornue surgit au premier. On peut voir plein de choses dans cette forme. Le dos voûté d’un curé en soutane. Ou la silhouette stylisée d’un plantigrade menaçant. Ou un menhir breton mazouté. Ou une veuve sicilienne particulièrement baraquée. Bref ce qu’on veut, du moment qu’on a un peu d’imagination et/ou une bonne myopie. Avec un minimum de formes et de couleurs, on embraye une fiction.

 

 

Centre, 15 x 12 cm – Orange, 60 x 45 cm, 2018, acrylique sur toile

 

Les peintures sont souvent suspendues au mur par paires. Orange et cendre par exemple.  À droite, un shaped canvas à rayures orange évoquant une portion de store de magasin (on pense au logo Usego, cette coopérative d’achats éjectée par les géants Denner et Migros). À gauche, un autre shape canvas, plus petit et noir mat, en forme de tranche de gâteau brûlé. Ou de goutte d’eau stylisée. Ou de cache-nez mortuaire. Ou de caillou volant. Il y a du John-Baldessari-piratant-Daniel-Buren dans l’air. L’esprit de juxtaposition décalée du Californien venant bousculer la rigueur théorique du Parisien. Sans parler de l’influence des cousins suisses néo-géo.

 

 

Petit Prince Pop, 20 x 160 cm, 2019, acrylique sur toile

 

Retour aux salles d’attente avec une série dont le titre, petit prince pop, donne un indice par la bande. Toujours les mêmes sièges baquets, mais alignés dans une perspective différente, et cette fois tous de la même couleur : un jaune pétant qui convoque les années 70 (le pop en question), tout en faisant un clin d’œil capillaire au Petit Prince de Saint Exupéry, petit prince dont on n’aurait gardé que le scalp blond, mais cloné à 5 exemplaires.

Et pour la fin penchons-nous à nouveau sur En attendant O. Voilà un titre qui fait un appel du pied sous la table à Samuel Beckett. Sauf qu’on a enlevé le God pour ne garder que le O. Quand Dieu est congédié, il reste zéro. Là aussi il y a soustraction. Ce qui tend à prouver que Arnaud Sancosme a de la suite dans les idées. Même son nom de famille pousse involontairement le bouchon dans cette direction en commençant par la préposition de la langue française qui exprime l’absence : sans

Lydia Davis a souvent parlé de l’influence de Samuel Beckett sur son écriture. Cette manière d’éliminer le superflu. Garder les nuances mais soustraire les fioritures. Arriver à amalgamer mélancolie, burlesque, incongruité avec une finesse abstraite et un minimum de matière. Dans son dernier recueil de microfictions *, Davis a écrit un texte intitulé Observation sur le ménage. Le texte est composé de 10 mots, placés sur 2 lignes, comme un haïku :

Sous toute cette saleté,

le sol est vraiment très propre.

On imagine le temps que cela lui a pris pour arriver à un tel degré de justesse. Les peintures de Arnaud Sancosme me font parfois le même effet que les textes de Lydia Davis. J’espère qu’il peindra un tout petit peu plus vite qu’elle n’a écrit, même s’il a encore beaucoup de temps devant lui.

 

Fabienne Radi, novembre 2019

* Lydia Davis, Histoire réversible, Christian Bourgois éditeur, 2014.

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